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— Comment va-t-il ?
Le docteur Reynolds, qui avait gardé pensivement les yeux baissés en refermant la porte de l’infirmerie derrière elle, leva la tête, surprise. Elle adressa un sourire à la jeune fille et Kate décela une grande lassitude derrière ce sourire. Et de l’anxiété.
Clare Reynolds s’appuya contre la porte, les mains enfoncées dans les poches de sa blouse, en un geste familier.
— Il va s’en sortir, répondit-elle. (Kate se rendit compte qu’elle ne s’inquiétait pas seulement pour Culver mais pour tous les autres.) Il n’a été que partiellement irradié, je dirais moins d’une centaine de rads. (Sortant un paquet de cigarettes, le médecin en tendit une à Kate.) Vous fumez ? Je n’ai pas remarqué.
Kate fit non de la tête.
— Vous avez raison.
Le docteur Reynolds alluma sa cigarette avec un petit briquet. Elle aspira longuement la fumée et ferma les yeux, le visage levé vers le plafond de béton. Il y avait une certaine élégance dans sa façon d’ôter sa cigarette et d’exhaler un mince filet de fumée bleue. Elle ouvrit de nouveau les yeux.
— Merci pour l’aide que vous m’avez apportée ces derniers jours.
— Cette occupation m’a été bénéfique.
— Ici, c’est un problème : il y a peu à faire pour la plupart du personnel. Cela engendre de l’apathie chez certains, et chez d’autres du mécontentement. Il leur faut autre chose que la mort et la destruction pour leur occuper l’esprit. Farraday a essayé de les occuper.
— Est-on arrivé à rétablir des communications ?
— Non, pas à ma connaissance. Il est possible que nous soyons les seuls survivants.
Le docteur Reynolds dévisagea la jeune fille d’un air songeur. Elle allait mieux qu’à son arrivée, mais la peur ne l’avait pas quittée, cette fébrilité à fleur de peau, tel un roseau qui risquait de se briser à tout instant au lieu de se plier. Ses cheveux, d’un blond éclatant, étaient propres, son regard était maintenant empreint de douceur mais encore agité. Son corsage déchiré avait été remplacé par une chemise d’homme qui flottait sur sa jupe. Sur le côté, au-dessus de la poitrine, était épinglé un doseur qu’il avait été conseillé à tous, dans l’abri, de porter ; à la fin de chaque semaine, ils étaient analysés par le petit cabinet de radiologie qui se trouvait dans le complexe souterrain. Le docteur Reynolds n’en comprenait pas vraiment la nécessité, car il y avait suffisamment d’instruments de ionisation placés de façon stratégique dans l’abri, en cas d’alerte radioactive ; leur effet était surtout psychologique, il s’agissait de rassurer le porteur.
— Voulez-vous du café ? lui demanda-t-elle. J’en ai une envie folle. Cela nous donnerait l’occasion de bavarder.
Kate acquiesça et le docteur Reynolds s’éloigna de la porte. Elles se dirigèrent vers le salon.
— Steve va-t-il se remettre ? lui demanda Kate de nouveau, peu satisfaite de la réponse précédente du médecin.
Un ingénieur s’écarta pour les laisser passer dans l’étroit couloir et le docteur Reynolds le remercia d’un signe de tête et d’un bref sourire.
— Oh oui, je crois qu’il sera bientôt sur pied. Bien que les doses de radiations aient été relativement mineures – les pires séquelles physiques en dehors de la nausée et des vertiges étaient de le rendre impuissant un jour ou deux, mais je suis sûre qu’en ces circonstances, cela n’a pas dû le déranger –, je crains que sa résistance à l’infection, provoquée par les morsures de rat, ne soit considérablement amoindrie. Heureusement, ceux qui peuvent éventuellement fournir un antidote à la maladie induite par cette espèce particulière de bête...
— Maladie ? l’interrompit Kate.
Le médecin la prit par le bras en continuant à marcher.
— Il y a quelques années, cette race de rongeurs – des mutants, d’après ce que j’ai pu comprendre – contaminait tous ceux qu’ils mordaient et provoquait chez eux une leptospirose. On trouva très vite un remède et l’on pensa que les fripouilles avaient fini par perdre cette arme supplémentaire dans leur sale petit arsenal. Apparemment les autorités médicales avaient quelques doutes, aussi ont-elles misé sur la sécurité si le pire survenait. J’ai trouvé notre planche de salut au milieu du matériel médical.
— Alors pourquoi ni Dealey ni moi n’avons-nous été contaminés ? Et Alex Dealey ?
— Vous n’avez pas été mordus, répondit le docteur Reynolds en haussant les épaules, du moins pas profondément. Vous n’avez subi que quelques égratignures. Mais je vous ai fait une injection à vous et à Culver après vous avoir mis en quarantaine l’autre jour. Je ne voulais courir aucun risque. Dealey, non plus, n’a pas été touché.
— Mais il a été malade.
— Oui, mais simplement à cause de l’irradiation. Lui et Culver ont été pratiquement autant irradiés. Pas assez pour que ce soit fatal, mais suffisamment pour les mettre à plat un jour ou deux. Comme vous le savez, Dealey est totalement remis pour l’instant.
— Vous voulez dire que cela ne va pas durer ?
— Oh, il se remettra, tous les deux d’ailleurs. Mais les symptômes risquent de revenir dans les semaines à venir. Cela ne durera pas longtemps, cependant, vu la dose minime qu’ils ont reçue.
Le bourdonnement du générateur de courant parvint à leurs oreilles : C’était plutôt rassurant, signe que la civilisation technologique n’était pas totalement anéantie. Elles passèrent devant la salle des ventilateurs. Le docteur Reynolds fit un petit signe de la main à un groupe de techniciens. Un seul, blond et trapu, répondit à son signe.
— J’espère qu’ils ne préparent pas une révolution, fit le médecin en tirant sur sa cigarette.
Les deux femmes pénétrèrent dans la cuisine et le docteur Reynolds prit deux cafés à la machine libre, sur le petit comptoir. Un ou deux groupes conversaient à voix basse près de la salle à manger. Kate versa de la crème dans son café, le docteur Reynolds prit le sien noir. Elles trouvèrent une table près d’un mur gris-vert et le médecin s’affala dans un fauteuil avec joie, secouant, en même temps, la cendre de sa cigarette dans le cendrier nettoyé avec soin. Kate s’assit en face d’elle et scruta les yeux de sa compagne derrière ses grandes lunettes.
— Combien de temps Steve va-t-il rester dans cet état ?
Le docteur Reynolds laissa échapper de ses lèvres un filet de fumée, tournant légèrement la tête pour éviter Kate.
— Vous tenez à lui, n’est-ce pas ? Je croyais que vous étiez des étrangers avant le jour du jugement dernier. (C’était le nom donné au mardi précédent, utilisé avec une certaine légèreté, mais ce terme fatidique était parfaitement approprié à ce que chacun ressentait dans l’abri.)
— Il m’a sauvé la vie.
C’était une simple constatation.
Le docteur Reynolds vit une mouche se poser sur le sucrier et se demanda, en la voyant avancer d’un air frustré sur les morceaux de sucre enveloppé, si l’insecte se doutait de la catastrophe qui avait anéanti le monde. Elle agita la main et l’insecte s’envola.
— Qui avez-vous perdu ? demanda-t-elle à la jeune fille en se tournant vers elle.
— Mes parents. Deux frères. Je suppose qu’ils sont morts, fit-elle en baissant les yeux. Le médecin se pencha et lui effleura le poignet.
— Peut-être que non, Kate. Il y a encore une chance qu’ils soient vivants.
La jeune fille secoua la tête, un sourire déchirant, empreint de tristesse, aux lèvres.
— Non, c’est mieux ainsi. Je ne veux pas vivre d’espoir. Et je ne veux pas qu’ils aient souffert. Mieux vaut penser qu’ils sont morts sur le coup, en souffrant le moins possible.
Le docteur Reynolds écrasa sa cigarette dans le cendrier.
— Peut-être est-ce mieux ainsi. Au moins, vous ne pouvez pas être déçue. Aviez-vous un amant, un ami ?
— Oui, fit-elle sans préciser. Mais notre liaison s’est terminée il y a quelques mois :
La douleur familière était revenue, cette douleur que le docteur Reynolds connaissait bien pour l’avoir observée souvent sur le visage de ceux qui se trouvaient dans l’abri. Elle l’avait observée également sur son propre visage chaque fois qu’elle s’était regardée dans une glace.
— C’est curieux, poursuivit Kate. Je ne me rappelle pas ses traits. Chaque fois que je me concentre pour essayer de le visualiser, son visage se perd derrière un voile, comme une photo floue. Mais dans mes rêves, c’est si clair...
— Voyez-vous, Culver n’avait personne.
Kate se détourna lentement des souvenirs qui la submergeaient.
— C’est lui qui vous l’a dit ?
— Pas directement, fit Clare en prenant une autre cigarette. J’aimerais pouvoir arrêter de fumer, mais à quoi bon, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui peut bien arriver d’autre ? (Elle alluma sa cigarette et secoua l’allumette dans le cendrier.) Une nuit, alors que la fièvre était à son paroxysme, Culver pleurait dans son sommeil en criant quelque chose, peut-être un nom, je n’ai pas saisi.
— C’est peut-être quelqu’un qui est mort dans l’attaque.
— Non, j’ai eu l’impression qu’il y avait bien longtemps de cela. Il répétait sans cesse : « Je ne peux pas la sauver, elle est emportée par les flots. Elle est morte, elle est morte... » A mon avis, cette femme, sa petite amie ou sa femme, s’est noyée et il se sent pour ainsi dire responsable.
— Pourquoi dire cela ?
— Ce n’est qu’une impression. Je suppose que ses rêves révèlent les symptômes classiques de la culpabilité. Ils se sont peut-être disputés et il n’était pas là pour la sortir de l’eau. Qui sait ? Quoi qu’il en soit, ce souvenir le perturbe encore. Sans doute est-ce la raison qui l’a poussé à aller vous chercher dans le tunnel.
— A cause de ce sentiment de culpabilité ? fit Kate en écarquillant les yeux de surprise.
— Non, non, pas exactement. Mais ce devait être tentant de vous abandonner et de se glisser dans l’abri. Regardons la vérité en face : tous trois, vous aviez peu de chances de résister à une attaque de ces monstres. Saviez-vous qu’il a également sauvé Dealey après l’explosion de la première bombe ? Peut-être essaie-t-il de s’amender pour un acte qu’il n’a pas commis dans le passé ou tout simplement sa vie ne l’intéresse-t-elle plus ? Ou peut-être les deux.
— Et pourquoi ne serait-il pas simplement courageux ?
— Oh, oh ! C’est possible. Toutefois, je n’en ai pas rencontré beaucoup comme lui. (Elle secoua sa cendre.) Bon, pour répondre à la question que vous m’avez posée avant que nous ne changions à nouveau de sujet : Culver devrait être sur pied dans un jour ou deux. Pour l’instant, il dort, mais pourquoi ne pas revenir le voir plus tard ? Je crois que vous serez la bienvenue. En fait, je crois que vous avez besoin l’un de l’autre.
— C’est trop tôt pour le dire. Tant de choses se sont passées.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je pense que vous pouvez être d’un grand réconfort l’un pour l’autre, moralement, si vous préférez, et Dieu sait si chacun de nous en a besoin. Mais s’il s’agit, comme vous l’avez sous-entendu, de coucher ensemble, – c’est précisément parce que tant de choses se sont passées que désormais, il n’y a plus de temps à perdre. Kate, avez-vous une idée de ce qui nous attend dehors ?
— Je ne veux même pas y penser.
— Pourtant il va le falloir. Tous d’ailleurs. Car nous sommes peut-être tout ce qui reste sur terre.
— Docteur Reynolds...
— Oubliez les conventions. Appelez-moi Clare.
— Clare, je ne suis pas une imbécile. Je me doute de ce qui s’est passé dehors, je sais que ce sera sinistre, non, pas sinistre, atroce, et je sais que désormais, plus rien ne sera pareil. Au début, cela m’était égal, mais maintenant j’ai envie de passer ce cap, je veux survivre, quel que soit le monde futur. Pour l’instant, cependant, pour un court instant, il faut que je m’adapte. Donnez-m’en le temps et je vous aiderai pour n’importe quelle tâche. Je ne peux vous promettre d’être une bonne infirmière, je hais la vue du sang, mais je ferai de mon mieux pour vous aider.
Clare, esquissant un sourire, tapota la main de Kate.
— J’en suis sûre, fit-elle.
Elles burent leur café sans rien dire. Le médecin se demandait comment chacun d’entre eux réagirait, une fois dehors. Les perspectives étaient décourageantes, et plus encore pour les membres de sa profession, car elle savait qu’au bas mot, au moins la moitié des hôpitaux de la ville avaient dû être démolis par les explosions, et un grand, très grand nombre de médecins, d’infirmières et de personnel médical tués ou blessés. Les besoins de ceux qui avaient survécu étaient énormes.
Le système de « traitement sélectif » aurait dû être immédiatement opérationnel. Les malades seraient divisés en trois catégories : ceux susceptibles de ne pas survivre après le traitement ; ceux susceptibles de survivre après ce même traitement ; et ceux susceptibles de survivre sans traitement. Cela signifiait que tout individu, gravement irradié ou souffrant de blessures ou de brûlures fatales, ne recevrait aucun traitement. (Peut-être – mais elle savait qu’il y avait eu désaccord sur ce point avant l’attaque nucléaire – de très fortes doses de morphine seraient-elles administrées par pure compassion. Elle souhaitait secrètement que ce serait le cas.) Mais même en temps normal, les centres de grands brûlés dans tout le Royaume-Uni étaient à peine suffisants pour traiter cent cas graves à la fois, aussi que pouvait-on espérer ?
Il serait impossible de procéder à des transfusions sanguines pour pallier les hémorragies provoquées par les radiations ou les blessures. Londres ne disposait que de deux mille cinq cents litres de sang en cas d’urgence et combien devait-il en rester après la catastrophe ? Combien de temps aussi allaient durer les réserves de morphine, d’aspirine et de pénicilline du ministère de la Santé ?
Elle tenta de chasser toutes les éventualités qui assaillaient son esprit mais c’étaient d’implacables harpies qui refusaient de la laisser en paix.
Dans les jours, les semaines qui allaient suivre, d’autres risques allaient apparaître. Les rues seraient jonchées de millions de cadavres en décomposition, à la fois d’êtres humains et d’animaux, gisant à même le sol ou enfouis sous les décombres, nourriture pour les insectes... et la vermine. Mon Dieu, rien qu’en Angleterre, on estimait le nombre de rats à cent millions – le double de la population –, en Angleterre seulement ; leur reproduction constante était contrôlée de façon stricte. Mais ces mesures n’étaient certainement plus en vigueur...
— Vous allez bien ? demanda Kate d’un ton anxieux, en se penchant vers elle. Vous êtes soudain devenue livide.
— Ah ? Oh, je réfléchissais au pétrin dans lequel nous sommes, fit-elle, écrasant sa cigarette et en rallumant une autre. Merde, je devrais m’arrêter de faire ça, les cigarettes vont bientôt nous manquer.
— Voulez-vous partager vos pensées ?
— Pas particulièrement, mais puisque vous me le demandez... (Elle se frotta le cou et fit quelques mouvements circulaires pour se relaxer.) Je songeais aux maladies qui vont vraisemblablement sévir quand enfin nous sortirons. Sans une hygiène adéquate et avec tout ce qui pourrit autour de nous, les infections intestinales... Kate semblait intriguée.
— Excusez-moi... les infections intestinales pourraient très vite engendrer une épidémie. Certaines donneront des maladies respiratoires, pneumonie, bronchite, etc., et d’autres des troubles comme l’hépatite, la dysenterie, la tuberculose. Je pense que la typhoïde et le choléra se répandront. La rage également, puisque nous n’avons pas réussi à l’enrayer dans le pays. Toute maladie, voyez-vous, toute faiblesse, prendra de vastes proportions et induira d’autres maladies bien pires. Les oreillons, paraît-il, pourraient dégénérer en épidémie. Toute maladie infectieuse de l’enfance pourrait balayer des milliers, peut-être des millions d’êtres. La méningite, l’encéphalite, même les maladies vénériennes. La liste est infinie, Kate, oui, c’est effrayant, et je ne crois pas que quiconque, que ce soit le gouvernement ou les médecins, puisse y remédier. Nous mourrons tous, peut-être pas demain ni après-demain, mais c’est inévitable. Il n’y a pas d’espoir en enfer.
Tout cela était dit d’un ton monocorde. Une nervosité latente dans la voix du médecin aurait paru moins effrayante à Kate. D’autres, dans la pièce, regardaient dans leur direction et elle se demanda s’ils avaient entendu, bien que le docteur Reynolds ait parlé à voix basse.
— Clare, nous avons sans doute une chance de nous en sortir. Si nous parvenons à gagner une autre partie du pays...
— Je me demande, dit Clare en poussant un profond soupir, ce qu’il reste du pays. Nous n’avons aucun moyen de savoir combien de missiles ont été lancés sur nous. Toutes les régions qui n’auront pas été détruites seront soumises aux retombées entraînées par les vents. Oh, Kate, j’aimerais conserver l’espoir, et je sais qu’en tant que médecin, je ne devrais pas m’exprimer ainsi, mais, au fond de moi, je ne ressens qu’une immense torpeur et un immense désespoir. Rien d’autre.
Kate chercha dans son regard un signe de conflit intérieur, l’indication de larmes cachées peut-être, ou même une trace de colère. Mais ses yeux étaient impassibles. Ni froids ni morts. Simplement dénués de tout sentiment.
Kate frémit intérieurement ; elle fut parcourue d’un frisson à la pensée que le cauchemar n’était pas terminé. Il venait simplement de commencer.